Poitiers, Palais des comtes, salle des Pas perdus
La grande salle du palais fut probablement édifiée entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, à l’emplacement où, depuis au moins un siècle et demi, se trouvait un premier palais des ducs d’Aquitaine, mentionné à plusieurs reprises dans les documents précédents (Favreau 1971, p. 40). À l’époque, le palais était à la fois une résidence princière et le siège administratif de la région. Successivement, avec l’installation du comte de Poitou à Paris, il ne servit que de lieu d’administration de la sénéchaussée du Poitou (Favreau 1971, p. 44).
L’intervention de Jean de Berry se limita à la partie méridionale de la salle et, notamment, au mur pignon, reconstruit sur le modèle du mur pignon sud de la « grande salle » de Bourges, réalisée par Guy de Dampmartin quelques années auparavant. À Poitiers, sous la direction du même maitre d’œuvre, la longueur de la salle préexistante fut légèrement réduite (50m x 17m) et de hautes fenêtres furent ouvertes dans la paroi pour éclairer la grande pièce ; à l’intérieur, trois vastes cheminées y furent adossées, surmontées par des gâbles et précédées par un emmarchement. Deux tours d’escaliers les côtoyaient de part et d’autre, permettant de rejoindre les autres salles situées à l’étage.
Les apparats éphémères ayant disparu, et notamment les tissus et les peintures qui devaient orner les parois au moins pendant les réunions des cours – dans les années 1420 la documentation fait mention de tapis aux armes royales pour orner des pièces de l’édifice (Favreau 1971, p. 55 et note 88) –, les grandes cheminées sont aujourd’hui le seul témoignage de l’apparat ornemental et emblématique que le duc fit mettre en scène. Si l’on excepte la balustrade en plâtre qui les surmonte réalisée lors des restaurations des années 1860-1862 (Magne 1904, p. 116), les cheminées ont largement conservé leur aspect d’origine. Leur réalisation est à mettre en relation avec les séjours du duc à Poitiers en février-mai 1387 et en avril 1388, lorsqu’il y fut appelé par la mort de son épouse Jeanne d’Armagnac (Rapin 2010, p. 75-76). Le programme fut complété après 1389, année du mariage entre Jean de Berry et Jeanne de Boulogne, dont la statue-portrait et l’armoirie apparaissent dans le monument.
Le programme iconographique de la cheminée culmine avec les statues installées au sommet des contreforts de la claire-voie : les statues du couple royal – Charles VI et Isabeau de Bavière – sont accompagnées, de part et d’autre, par les portraits de Jean de Berry (à gauche) et de Jeanne de Boulogne (à droite). L’ensemble est inscrit dans un cadre héraldique qui participe activement à la construction d’un message politique. Le manteau de la cheminée est soutenus par quatre consoles ornées de personnages : deux figures féminines en attitude douloureuse, sur les cotés, et deux couples d’hommes, sur les montants centraux, dont les uns, à la place d’honneur (dextre), tiennent un écu aux armes de Jean de Berry (armorie 1), les autres, à senextre, tiennent un écu aux armes de sa femme Jeanne de Boulogne d’Auvergne (armoirie 2).
Le discours héraldique était repris et augmenté sur la plate-bande de la cheminée. Les trois armories actuellement visibles, portées par des anges, sont le fruit d’une double restauration. Elles furent restaurées dans les années 1840 par Pilotelle de manière assez fantaisiste probablement parce que plus détériorées ou bûchée à la Révolution. À cette l’occasion ont été reproduites, à gauche, les armes censées appartenir à Aliénor d’Aquitaine (avec un léopard passant) et, au centre, un écu à trois châteaux, que l’on croyait alors représenter l’armoirie des comtes du Poitou. Seule l’armoirie de droite, partie de Berry et d’Auvergne (armoirie 5) et conservant seulement la bordure engrêlée sur la dextre, ne fut pas complétée (Richard 1894, p. 450-451; Joy, Servant 2005, p. 315). L’armoirie de Jean de Berry (armoirie 3), à gauche, et celle de France (armorie 4), au centre, ne furent correctement rétablies qu’en 1962 (Joy, Servant 2005, p. 315).
Un célèbre dessin de la collection de Gaignières (Paris, BnF, Est., coll. Gaignières, Va 411 55 : Collecta) suscite quelques doutes sur l’ordre dans lequel les écussons sont aujourd’hui disposés. Les écus de France et de Berry y apparaissent en effet inversés, avec l’écu de Jean à la place d’honneur. Cette inversion, tout à fait inusuelle, semble toutefois contredite par la série héraldique qui trône dans les tympans de la partie supérieure de la paroi à la hauteur des statues. En effet, l’armoirie du roi de France est correctement placée au centre (armorie 7), entre les portraits du couple royal, tandis que les armes de Jean de Berry sont à gauche (armoirie 6) et celles de Jeanne de Boulogne à droite (armoirie 8) (déjà reconnues par Rebuchon 1890, p. 145 et note 1). Il est donc possible que Louis Boudan, dessinateur de Gaignières, se soit trompé dans la reconstruction de l’ordre des armoiries.
Les cheminées constituant au Moyen Age constitua le point le plus important d’une salle ou d’un édifice, cet emplacement fut naturellement choisi pour l’ornementation figurative et héraldique qui manifestait la fonction ducale de Jean Berry et sa position éminente au sein de la cour royale, da laquelle – il ne faut pas l’oublier – dérivaient ses apanages territoriaux et, par conséquent, la légitimation de son pouvoir. Le programme d’images est donc en lien avec le programme politique de Jean de Berry, visant à renforcer le rôle administratif des grandes villes de son apanage. En effet, afin de limiter la dépendance de Paris en ce qui concernait l’administration de la justice, à partir de 1377 le duc organisa régulièrement des Grands Jours pendant lesquels une délégation du parlement de la capitale se rendait à Poitiers pour juger sur place, entre mars-mai ou septembre-novembre, les causes portées en appel (Favreau 1991, p. 116-117). La petite cour résidait à Poitiers pendant quelques semaines, au cours desquelles elle prenait également des décisions juridiques concernant la province (ibid., p. 117).
La conversion définitive du palais en lieu spécifiquement alloué à l’administration de la justice eut probablement lieu pendant le règne de Charles VII. Contraint par la force à quitter la capitale, ce dernier passa plusieurs fois à Poitiers où il installa sa Cour des aides jusqu’à son retour à Paris en 1438 (Favreau 1971, p. 53). Le palais retrouva ensuite son importance entre 1469 et 1472, quand le parlement créé à Bordeaux par Charles VII fut transféré à Poitiers où il y avait « ung bel et notable palais, bien et grandement édifié et logé » (doc. datant de 4 juillet 1469, cité par Favreau 1971, p. 59). Depuis cette date, le palais a maintenu un rôle central dans l’administration régionale et les différents magistratures qui représentaient le roi dans le gouvernement du Poitou s’y sont installé de manière stable (ibid.).